mardi 28 septembre 2010
German Oak ou Le Lieu de l'Autre
Le psychanalyste Jacques Lacan a travaillé une bonne partie de sa vie à déterminer une topologie de l'inconscient. En utilisant des figures telles la bande de Moebius ou le noeud boroméeen, il propose une étude du lieu par où l'homme se définit et plus particulièrement du lieu où il parle. Où ÇA parle. Le Sujet de la psychanalyse, ou de l'inconscient freudien, se manifeste à travers le Langage et subséquemment, ne peut se définir complètement de la sorte. Il y a toujours une partie de lui qui lui échappe, un irréductible. L'Autre, pour Lacan, est préalable à l'existence d'un pur Sujet signifiant, pas d'Autre, pas de Sujet. L'Autre est le lieu de déploiement de la parole.
Mes premières explorations en musique improvisée, particulièrement dans le free-jazz, m'ont amené à considérer cette notion du lieu dans l'improvisation. Tout d'abord, j'en était venu à la réflexion que l'idiome du jazz , dans l'improvisation, variait sensiblement en fonction du lieu d'où il était joué et par qui il était joué. Outre les différentes écoles qui se sont formées, il semblait exister encore un irréductible propre à l'individu qui le jouait, qui semblait fortement influencé par son origine, son lieu de naissance, la langue qu'il parlait. Naturellement, un interprète ne reste qu'un émulateur, mais lorsqu'on aborde l'idiome du jazz à travers l'improvisation libre, quelque chose est voué à se manifester. Une chose à laquelle l'individu ne peut échapper qui va au-delà de la technique; le Sujet.
Ainsi, outre notre langage ou notre lieu de naissance, le lieu physique joue également un rôle important dans l'improvisation. Car les lieux parlent. À travers les musiciens bien sûr mais aussi à travers cet Autre qui nous habite et dans lequel nous baignons constamment. Plusieurs reconnaîtront avoir vécu d'étranges impressions lorsqu'ils se trouvaient dans des lieux bien particulier. Des impressions difficilement verbalisables. Mais pour certains, la musique permet de témoigner ce qui est en train de se produire.
Sur le sous-estimé disque "Hell's Kitchen/Live from Soundscapes", on retrouve deux improvisations de Don Cherry à l'intérieur de la Mammoth Cave au Kentucky, enregistrées en 1978. Sur ces pures pièces de créativité, Cherry joue des stalactites et de la flûte. La première, stalactites seulement, est phénoménale; une oeuvre pour percussions naturelles aux résonances d'un monde distant. Plusieurs artistes ou compositeurs ont utilisé des lieux naturels pour offrir des installations sonores ou y donner des performances utilisant l'acoustique particulière des lieux. Mais ici on a l'impression de se retrouver face à un musicien qui fonctionne à l'instinct et qui laisse définitivement le lieu parler à travers lui.
Même chose sur l'incroyable le disque de Peter Brotzmann et Han Bennink "Schwarzwaldfahrt", enregistré en 1977 où les deux comparses se sont retrouvés dans la Forêt Noire (dans le Sud-Ouest de l'Allemagne)pour y improviser leurs vies. S'enfonçant au coeur de la forêt pour laisser le Langage parle à travers eux: leurs instruments, les éléments, leurs cris, les animaux...
Plus près de nous, c'est le Jewelled Antler Collective qui s'est légèrement réapproprié cette démarche esthétique; des enregistrements extérieurs avec les aléas de la nature à leur disposition. Un de mes disque préférés du genre demeure cependant "Leaves" des australiens Eugene Carchesio et Leighton Craig, sorti sur Naturestrip il y a quelques années. Vraiment un disque d'une fragile beauté qui mérite d'être découvert.
Mais outre la nature, il y a des lieux qui sont chargés d'histoire et ce sont ceux-ci qui nous intéressent présentement. German Oak est un groupe allemand qui semble n'avoir enregistré que très peu d'albums dont leur premier en 1972. Il y a eu quelques rééditions en cd mais le label Flashback viennent de le faire en vinyle pour la première fois, si je ne m'abuse. Plusieurs considèrent ce disque comme la quintessence du Krautrock et ils n'ont pas tort. Disque incroyable, enregistré dans un bunker nazi de la deuxième guerre mondiale par quatre jeunes musiciens allemands issus de cette générations d'après-guerre. Le documentaire de la BBC sur le Krautrock nous éclaire un peu sur le sentiment envahissant qui s'instillait chez les jeunes de cette première génération d'après-guerre. Au lieu de tout refouler, German Oak se sont appropriés l'histoire et le lieu avec des titres comme "Raid Over Dusseldorf", "Swastika Rising" et "The Third Reich". J'ignore leur allégeance idéologique, je ne crois pas qu'il soient pro-nazis, peut-être seulement des jeunes qui ne souhaitaient pas souffrir de la honte et de l'humiliation de la défaite en effaçant une partie de leur histoire. D'ailleurs, à l'arrière du disque on peut y lire:
"If we were not born, we could not have done this. So we dedicate this record to our parents which had a bad time in World War 2.
As we played down there in the bunker, suddenly a strange atmosphere began to work. The ghosts of the past whispered.
There has been fear, desperation- but also hope!
Maybe you will feel such impressions too by listening carefully."
Certaines pièces sont groovy (comme celle plus haut) mais d'autres moments sur ce disque sont beaucoup plus près du Kosmische rock avec des improvisations aux synthés, de la guitare électrique et des structures un peu plus déconstruites.
Il y a un autre disque, qui lui a presque fait mon top 10 de l'année dernière, enregistré dans les mêmes circonstances ou presque. Il s'agit de l'album "Well Song" du néo-zélandais Anthony Milton, plus connu sous The Nether Dawn, sorti sur le label Porter Records. Ce magnifique album a été enregistré dans un bunker en Nouvelle-Zélande qui avait comme fonction de défendre l'île face à une éventuelle invasion tsariste au début du 20e siècle. Vraiment un beau disque de guitare, de chants inspirés et de drones... un moment de fragilité.
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Très très bel article. Don Cherry qui joue des stalactites, il faut vraiment que j'écoute cela ! Je suis également vraiment curieux d'entendre "Well Song" et "Leaves". Merci pour ces découvertes.
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