Le Khyroscope
samedi 5 janvier 2013
TOP 2012
Et voilà. Top 20 du Khyroscope pour cette année 2012.Il devient de plus en plus difficile de tenir le coup et suivre le rythme effréné des sorties d'albums. Voici cependant ceux qui ont laissé une trace sur l'année qui vient de passer. Travail déchirant que de faire un telle sélection, qui omet tous les disques que je n'ai pas écouté/acheté et ceux que j'ai écouté énormément mais qui sont un peu plus anciens. Cela dit, je vous invite à consulter d'autres tops, légèrement différents sur le site d'Émoragei et sur le Grand Recueil de la Bonne Musique de Guindon. Vous remarquerez des différences, en effet; c'est un des petits plaisirs de la vie que je me garde.
1- Pelt: "Effigy" (Mie Music)
Un album que j'attendais avec impatience. Je croyais que la mort de Jack Rose allait réduire au silence ses acolytes de Pelt mais ceux-ci ont tenu tête au destin. Certes, la guitare de Rose manque à l'appel mais Nathan Bowles, Patrick Best, Mikel Dimmick et Mike Gangloff s'en tirent très bien. Ils ont produit un album très proche des expérimentations de drones acoustiques des albums plus difficiles du groupe à l'exception d'un seul titre; "Wings of Dirt" (en écoute), qui est plus près du travail des Black Twig Pickers. Soulignons le superbe visuel et le souci du travail bien fait pour le label anglais Mie.
2- Al-Doum & The Faryds: "Positive Force" (Black Sweat Records)
Définitivement mon album de free-jazz/psychédélique de l'année et probablement le seul... Al-Doum & The Faryds sont six milanais qui ont réussi à créer un pendant contemporain au free-jazz spirituel des années 60-70, tout en lui donnant une touche "alter-mondialiste". Un disque touffu et foisonnant qui nous invite à explorer cette forêt vierge de l'inconscient.
3- Swans : "The Seer" (Young God Records)
Sur "The Seer", Michael Gira est au sommet de sa forme, autant au niveau des paroles que pour la musique. Un disque sombre et lourd qui explore les recoins calcinés de nos fantasmes. Gira continue à susciter mon admiration dans les paris qu'il ose prendre face à l'industrie de la musique. Une vinyle triple, une chanson de plus de 30 minutes... Hors de question de prendre le chemin facile. C'est Gira qui conduit l'auto et il sait où il se dirige. Ceux qui se plaignent sur la banquette arrière n'ont qu'à débarquer.
4- Eric Chenaux : "Guitar & Voice" (Constellation)
La dernière fois que j'ai vu Éric Chenaux en concert, il m'avait épaté. J'étais en admiration devant sa maîtrise de la guitare et de l'utilisation de ses pédales d'effets. Je me suis dit à ce moment que ce musicien est en train de tracer sa propre voie, ce qui fait de lui un artiste à part, hors du commun. Tout est dans le titre. S'il continue de cette façon, Chenaux deviendra une figure incontournable de la musique expérimentale.
5- Pengo: "Resurrection Wars" (Los Discos Enfantasmes)
En premier car il s'agit d'un de mes groupes préférés. Ensuite car c'est sorti en cassette double sur la superbe étiquette montréalaise Los Discos Enfantasmes. Le trio derrière Pengo est au sommet de son art folk/noise et reste quand même accessible. Une belle porte d'entrée dans leur univers et j'ai adoré les incursions en territoire free-jazz, peut-être en raison de la collaboration de certains membres avec le saxophoniste Arthur Doyle dans son Electro-Acoustic Ensemble.
6- The Chora(s)san Time-Court Mirage: "Live at The Grimm Museum Vol.1" (Important)
Le plus fabuleux raga (bon, pas tout à fait un raga...) que j'ai entendu cette année. Retour en forme de cette grande dame du minimalisme qu'est Christer C. Hennix. Une longue pièce qui dure près d'une heure, totalement immersif. Le groupe qu'elle a constitué autour d'elle sied parfaitement à sa musique, en particulier la présence d'Amélia Cuni au chant.
7- Shalabi Effect: "Feign To Delight Gaiety Of Gods" (Annihaya Records)
Je considère Shalabi Effect comme un des plus grand groupe de musique expérimentale montréalais. Ce nouvel album est donc un incontournable de cette scène qui peine à se nourrir . Malheureusement, très peu de gens parleront de ce nouveau disque car il est paru sur l'étiquette libanaise Annihaya et, par le fait même, il est donc très difficile de se le procurer. Un album double incroyable, qui sait faire preuve d'humour et en même temps porter une critique. Plusieurs collaborateurs accompagnent le quatuor de Sam Shalabi, Will Eizlini, Alexandre St-Onge et Anthony Seck on retient particulièrement la présence du drummer free-jazz John Heward et Jason Sharp au saxophone, omniprésent.
8- Bliscappen Van Maria: "Bliscepen" (Fourth Dimension Records)
Obscur groupe suisse qui demande à rester dans l'ombre, cependant je ne leur laisserais pas cette chance. Un disque lourd, saturé en distorsion mais vraiment envoûtant.
9- Drainolith : "Fighting!" (Spectrum Spools)
C'est une bonne chose qu'Alex Moskos, après le dénouement de Aids Wolf, se soit lancé dans ses propres projets. Alors que les débuts de Drainolith étaient plus près du noise, "Fighting!" explore une dimension vocale très présente et des rythmes plus structurés. Un genre de blues post-apocalyptique du 22e siècle.
10- El-G: "Mil Pluton" (Hundebiss Records)
J'avais détesté EL-G dans es collaborations avec Ghedalia Tazartès. Mais je dois dire qu'il y a quelque chose d'accrocheur dans son nouveau disque qui me pousse à y revenir continuellement. J'ai hésité longuement avant d'acheter l'album mais ne le regrette aucunement. Ses beats psychédéliques adoucissent les moeurs et les collaborateurs sur le disque restent très homogènes.
11- Man Fron The South: "Koblenz" (Quadrofoon)
Je n'ai pas assez d'éloges pour Man From The South. L'artiste à une belle plume, des mélodies accrocheuses, un fingerpicking clair et une dose ajustée d'expérimentations. Pour les amateurs de folk mélancolique.
12- Golden Cup: "Vagabond" (Blackest Rainbow)
Exubérance, rythme, teinte de free-jazz et de rock. Même la flûte n'est pas déplacée.
13- Oren Ambarchi: "Sagittarian Domain" (Editions Mego)
Étrangement, Oren Ambarchi est plus connu pour son jeu de guitare et ces expérimentations acoustiques (voir 14). Sur cet album, la guitare est presque absente et il a composé un de ses disques les plus accessibles. Une très belle réussite.
14- Alan Lamb/Garry Bradbury/David Burraston/Oren Ambarchi/Robin Fox: "Wired Open Day 2009 (Taiga Records)
Un excellent disque de drones, enregistrées en plein air. Je n'étais pas sûr au départ mais au final je me suis vu enchevêtré dans les fils invisibles qui tissaient le ciel.
15- V/A: "Personal Space: electronic soul 1974-1984" (Chocolate Industries)
C'est très rare que j'écoute des compilations, encore plus rare qu'elles se retrouvent dans une liste de fin d'année. Mais il y a quelque chose dans cette collection de chansons qui résonne probablement avec mon passé de rappeur, que ce soit les beats primitifs, la facture sonore... Une mine d'or pour qui aime échantillonner, mais certains sont déjà surement passés par là.
16- Joey Badass: "1999" (self-released)
Seul et unique album, de rap dans mon top cette année... Ni El-P, ni Aesop Rock ou Kendrick Lamar ne sont parvenus à me redonner le goût d'en manqer comme à l'époque. Je me contente encore de mes vieux albums... de 1999-2000...."They say hard work pays off, well tell the based god don't quit his day job"
17- Charlemagne Palestine & Janek Shaeffer: "Day of the Demons" ( Desire Path Recordings)
Obscur album sorti sur un label tout aussi inconnu qu'intrigant. La présence de Charlemagne Palestine est une valeur sûre pour les amateurs de minimalisme. Un disque sombre, atmosphérique, qui semble avoir passé inaperçu. Dommage, car il s'agit probablement d'une des meilleures collaborations de l'année.
18- American Cloud Songs: "Aum" (Dais Records)
J'ai parlé de ce disque sur ce blog. Une autre belle découverte que j'ai fait cette année. Le mélange de free-jazz, folk et raga indien est très réussi. On oublie rapidement les comparaisons avec Daniel Higgs quand on se perd dans les compositions plus léchées de Robert Ryan.
19- Koi Pond: "So Higher" (Sonic Meditations)
Des beats exubérants, lourds et des guitares asphyxiantes. Ce disque est paru sur l'étiquette de Justin Wright (Expo 70), les amateurs de ce style musique y verront une certaine similarité, dans l'esprit surtout. Koi Pond étant beaucoup plus percussifs par moments.
20- L'Ocelle Mare: "Serpentement" (Les Potagers Natures/Bimbo Tower/Ouse Records)
Je me suis lancé dans la discographie de Thomas Bonvalet cette année, surtout pour découvrir son projet l'Ocelle Mare. Ce plus récent album est la première sortie vinyle de ce projet et il le mérite amplement. Un autre artiste à surveiller, qui trace son propre chemin et qui se démarque de ses pairs. Un disque très expérimental, mais tout même marqué par la rythmique. Sorte de tatouage permanent qui rend les albums de l'Ocelle Mare encore plus particuliers.
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lundi 31 décembre 2012
Man From The South: "Koblenz" (Quadrofoon/Whipping Post Music, 2012)
Il y a d'abord un lieu, un endroit inaccessible, qui demande un effort pour l'atteindre, pour retrouver l'idiome perdu d'un langage permettant d'entrer en contact avec soi-même, avec cette douce mélancolie propre à l'homme qui se retrouve sans voix, devant un affect qui l'invite à sortir de lui-même et à entrer en contact avec l'Autre. Bien souvent, le folk, sa guitare acoustique, est un médium efficace pour se déplacer d'un point à l'autre sur la carte de la dépression et même malgré les tempêtes. Mais quel est ce lieu, ce sud qui demande à être topographié, pour le faire exister enfin et délimiter les frontières d'une individualité? Si cet homme vient du sud (mais de quel sud parle-t-il?), il doit en connaître ses moindres recoins, les endroits reculés où il est possible de se perdre sans qu'une âme humaine ne vienne perturber les rêves éveillés.
Si l'homme du sud se nomme Paul van Hulten, c'est qu'il est néerlandais et si le titre de l'album fait référence à une ville d'Allemagne, c'est qu'il cherche à brouiller les pistes ou du moins multiplier les lieux, les références à une cartographie poétique. On se demande ce qu'il cherche, d'où il cherche à s'enfuir, parce qu'il y a nécessairement une forme de fuite (ou une géolocalisation) pour s'approprier une identité autre, ou simplement pour se faire voir, s'identifier. Van Hulten se cherche, à travers des images de lui-même. Un visage en gros plan, nous permettant d'explorer ses traits et son regard, de se perdre dans le grain de sa peau, comme autant de routes vers un inconscient qui ne demande qu'à s'allumer dix fois de suite. Mais le risque est d'y perdre un doigt, à force de fingerpicking sur six cordes.
Man From The South est une de mes découvertes de l'année 2012, accessible, qui mérite d'être diffusée. Son folk légèrement expérimental adopte des teintes variées grâce à des accompagnements riches et variés et nous entraîne dans une écoute contemplative, comme un marche dans une ville étrangère. «Koblenz» est un disque presque sans failles, on regrette seulement les moments où il nous invite dans des lieux connus, plus vers la fin de l'album, qui fréquente des endroits déjà explorés par les Townes Van Zandt de ce monde. Avec "Hardy Man" et "Ain't That Sweet to Me", Man From The South se rapproche plus du folk américain traditionnel, avec des relents plus rythmés de country et honky-tonk. On l'aime cependant plus lent et mélancolique, comme sur les superbes «Welcome to Camacua» et «Bring me home».
Je ne saurais recommander plus chaudement cet album. Superbe disque qui plaira aux amateurs de folk triste, disponible en téléchargement gratuit sur Bandcamp mais aussi en vinyle sur Quadrofoon, pour les plus fortunés...
lundi 17 décembre 2012
Bigg Jus: "Black Mamba Serums V2.0" (Big Dada, 2004)
Ne rien écrire depuis le mois d'août...un retour s'impose. Sachez que je ne suis pas demeuré inactif et que d'autres textes publiés ailleurs pourraient bien se retrouver ici.
J'ai donné un atelier d'écriture rap la semaine passée. La dernière fois que j'ai donné un tel atelier c'était il y a un an. Étrangement, à mon réveil le matin même de l'atelier, j'avais encore en tête un rêve frais fait au cours de la nuit; quelqu'un me faisait découvrir une chanson de rap montréalais en français, datant de 1988, soit une époque pré-MRF et qui sonnait nettement actuelle. J'étais fasciné et intrigué; comment avais-je pu passer à côté d'un tel groupe? Cela m'a ramené à réactualiser dans mon discours l'histoire du Hip-Hop montréalais. La préparation de cet atelier a nourri ma réflexion en lien avec des nouvelles prises de conscience (ou compréhension) face à la musique contemporaine et le rap en particulier. J'étais retourné depuis quelques jours dans cet album magistral de Bigg Jus, "Black Mamba Serums", paru en 2004, et son contenu prenait désormais un tout autre sens. Bigg Jus était membre du mythique trio Company Flow avec El-P et Mr. Len; groupe qui a marqué mon évolution dans le rap. Lorsque "Funcrusher Plus" est sorti en 1997, plus rien ne m'intéressait dans le rap américain, cela a changé radicalement à partir de ce moment. Autant au niveau de la production que de la façon de rapper, "Funcrusher Plus" était à des années-lumières de ce que je connaissais du rap. J'ai ce souvenir vivace de ma première écoute du single "Fire In Which You Burn Slow" chez DJ Naes, mon mélange d'incompréhension et d'étonnement m'a mis sur la piste de quelque chose de nouveau. On pouvait rapper différemment et sonner vrai, cru.
Cet unique véritable album de Company Flow avait des thèmes bien particulier, en lien avec la culture Hip-Hop, plus exploité par Bigg Jus que El-P. Sur cet album, les références au monde du graffiti y étaient explicite et certains textes étaient très pointus, ne pouvant s'adresser qu'à des graffiteurs ou des aficionados de cette culture. C'était l'époque où le Hip-Hop se définissait de plus en plus comme tel et où le souci de légitimité était à son paroxysme.
Alors que El-P faisait paraître en 2002 "Fantastic Damage" sur son propre label Def Jux, son collègue restait dans l'ombre et se montrait discret. On entendit très peu parler de Bigg Jus si ce n'est le 12" Lune TNS/ Big Justoleum,"Plantation Rhymes" paru en 2001 sur l'étiquette qu'il a lui-même fondé: Subverse Music. Cependant les locaux de Subverse étant situés à quelques rues du World Trade Center, ceux-ci ont été détruits avec les évènements du 11 septembre et Bigg Jus s'est relocalisé à Atlanta. Le e.p. "plantation Rhymes" a quand même vu le jour en octobre de la même année mais est passé inaperçu. La sortie de l'album complet a été retardée pour finalement voir le jour sur le label japonais P-Vine en 2002. Malheureusement pour les amateurs, ce disque a été produit en quantité limitée et ne s'est pratiquement pas rendu aux oreilles des amateurs nord-américains. Ceux-ci ont dû attendre jusqu'en 2004 pour bénéficier d'une version 2.0, gracieuseté de Big Dada. Mais en trois ans, la face du Hip-hop s'était transformée en même temps que celle des États-Unis et "Black Mamba Serums" perdait un peu de sa potentialité.
De nombreuses choses ont été dites au sujet de cet album mais c'est plutôt la façon dont le Hip-Hop s'est déployé depuis les dernières années qui vient ajouter des éléments nouveaux. À la lecture de "La condition postmoderne" de Jean-Francois Lyotard, on reste surpris par la justesse de sa vision à l'époque. L'auteur parle entre autre de la fin des grands récits, de la fragmentation du savoir en ilôts de déterminisme et des nouveaux enjeux de la légitimité. Au sein de la postmodernité. le Hip-Hop s'est positionné comme un anachronisme, une utopie de créer ce grand récit unificateur par les arts, s'adressant à cette jeunesse urbaine marginalisée. Certains de ses acteurs se sont positionnés dans cette optique alors que d'autres ont plutôt opté pour la logique d'efficacité /productivité. Dans une émission à la télé française, Jean-François Lyotard lance une phrase très intéressante à son interlocuteur lorsqu'il dit que la seule façon de résister à "Big Brother", est de se raconter des histoires, sur ses phobies d'enfant, sur son rapport à sa mère, etc. Au-delà (ou plutôt en-deça) des histoires de résistance spirituelle, du message chrétien d'amour fraternel, de théories du complot, c'est plutôt l'histoire personnelle qui sert de rempart à cet engloutissement de l'individu par la société. Car il ne s'agit pas juste d'une instance surveillante, mais bien d'un mouvement social, généralisé, aspiré par la technologie et les nouveaux médias. Peu importe qui sont les gens qui dirigent, qui des grands banquiers mondiaux sont reptiliens ou non, certains veulent résister mais de quelle façon peut-on s'y prendre ? Lyotard nous offre une piste.
"Black Mamba Serums" peut être considéré comme le point culminant du récit de la modernité du Hip-Hop et marque le début de sa défaillance en tant que récit constitutif. Sur ce disque, Bigg Jus résiste à sa manière, qui ressemble à celle des Cashinahua. Son récit est temporalisé par des noms, nombreux, qui viennent rendre le récit cryptique et hermétique. Que ce soit les différents noms de graffiteurs ou de crews new-yorkais qui l'on influencé, des noms rappeurs, de machines qu'il utilise pour la production... C'est un ensemble de noms qui viennent inscrire le récit de Bigg Jus à l'intérieur d'une communauté et d'une culture. Précisons qu'il ne fait pas juste décliner des lettres de noblesse, et nommer des noms sans aucune logique derrière, il s'en sert pour temporaliser, il raconte une histoire, il SE raconte. Justin Ingleton s'ancre dans une culture et une tradition propre à la ville de New-York et il nous parle de son entrée dans cette culture par les épiphanies qu'il a vécu. De plus, il illustre les règles d'une communauté et rappelle à l'auditeur que pour pouvoir prétendre s'inscrire dans un tel récit, il faut y être légitimé. L'exemple le plus criant de cette démarche est la chanson "Dedication to P.E.O." :
Le flow nonchalant et apparemment off-beat de Bigg Jus, lui sert à merveille dans sa fonction narrative et si celui-ci n'était pas suffisamment particulier, sa production est quant à elle déstabilisante. Les beats de Bigg Jus sont définitivement plus épurés que ceux de son collègue El-P, il s'attarde à des breakbeats classique, sur lesquels il plaque des échantillons en boucle. Rien de bien novateur dans l'approche, mais certaines compositions ressemblent plus à des collages sonores surréalistes, plus près de la musique concrète que du Hip-hop à proprement parler (voir la version originale de "Plantation Rhyme (runaway mix)" plus haut). La facture des instrumentaux est beaucoup plus expérimentale que ceux sur "Fantastic Damage" et ressemble un peu plus aux sonorités de Company Flow. Jus joue beaucoup avec les variations de rythmiques à l'intérieur d'un même morceau, lui permettant d'adapter son flow particulier, sans jamais chercher à puncher ses phrases. Sur "I Triceratops", le dinosaure à trois cornes s'élance sur un beat divisé en trois parties et nous montre l'aspect tripartite de son art, en passant du graffiti au Mcing. Il nous offre un cour d'histoire en temps réel sur un breakbeat classique avec des transitions décalées. Bigg Jus semble se concentrer davantage sur le processus de création et la construction identitaire.
La version 2.0 de l'album présente des productions différentes et des chansons plus récentes que la version parue en 2002. On y retrouve une chanson avec Orko Elohiem avec qui il allait former Nephilim Modulation Systems, véhicule d'exploration de concepts et de sonorités un peu plus industrielles et paranoïaques, qui vont donner une autre direction au travail de Bigg Jus. Difficile de départager quelle version est la meilleure. Malgré le fait que les deux albums partagent un ratio élevé de chansons, ils demeurent très différent. Si on se contentait seulement de la version de 2004 (2.0), on aurait entre les mains un excellent album, plus concis, contenant les morceaux qui devaient absolument s'y retrouver. Cependant, la version originale est plus près de cet esprit post-Company Flow, moins accessible, plus de titres, avec des morceaux incontournables tels "Heavenly Rivers" et "It Luvs Me", absents sur la version 2,0. De plus,les versions originales de "Plantation Rhyme (runaway mix)" et "The Story Entangles" sont supérieures à leurs enveloppes plus récentes. Cependant, Bigg Jus clôt l'album 2.0 d'une façon magistrale par une superbe collaboration avec l'auteur Jerold Marcellus Bryant. "Say Goodbye" propose la fin de grands récits, soit celui de la ségrégation raciale et du discours de la religion. Ce qui nous ramène à la Postmodernité...
mercredi 8 août 2012
King Dude: "Love" (Dais Records, 2011)
Je suis en train de rattraper le temps perdu, faire l'écoute des vinyles qui s'accumulent lentement mais surement sur le côté de ma table de salon. Ce faisant, je mets dans une pile à part les disques dont je veux parler sur ce blog, mais mon rythme d'écriture ne parvient pas à rattraper celui de mes achats. Je fais présentement le tour des disques sortis en fin d'année 2011 que j'ai seulement pu me procurer au début de 2012. Mais je crois que dans le genre de musique dont je veux faire l'apologie, le facteur "fraîcheur" n'a pas vraiment d'importance. On ne risque pas de retrouver ici beaucoup de disques qui vont défrayer la manchette, mais plutôt des oeuvres qui risquent de rester dans l'ombre tout au long de leur histoire et dont il ne sera jamais trop tard pour les faire ressurgir. De plus, je me dis que que pour pouvoir parler d'un disque, il faut au minimum l'écouter 5 fois au complet et c'est bien un minimum. Idéalement on les écoute encore plus mais si on ajoute à ce critère celui du format vinyle, cela implique qu'il faut passer beaucoup de temps a la maison...
Je m'attaque donc avec enthousiasme au disque "Love" de King Dude. Je l'ai réécouté plusieurs fois au cours des dernières semaine et j'ai ressenti encore dans mes tripes à quel point il s'agit d'un excellent album. Des belles chansons, des mélodies accrocheuses et des textes noirs. En s'informant un peu sur l'artiste, on découvre que T.J. Cowgill, l'homme derrière le pseudonyme King Dude, est aussi derrière le site web Actual Pain; une compagnie de design de vêtements et de bijoux inspirés par l'occultisme et le satanisme, mais traversés d'une fine touche d'humour. De superbes designs de t-shirts et de casquettes qui donnent le goût de s'afficher, à la manière Kanye West, comme un être de souffrance, qui voit dans la douleur un réconfort et qui éprouve une forme de jouissance dans une iconographie morbide. Le désir masochiste de l'homme se retrouve emmêlé aux pouvoirs imaginaires qu'il espère obtenir de l'occultisme. Jacques Lacan disait que le pervers était l'homme désirant par excellence, qui poursuit la jouissance jusque dans ces extrêmes. Cette quête poussée à l'extrême semble aussi servir d'inspiration au label Dais, qui s'affaire à sortir des albums fascinants où on dénote une forme de "croire" au travers du produit musical. Que ce soit King Dude, Genesis P-Orridge, Psychic Tv, American Cloud Songs ou aTelecine (le projet musical de l'ex actrice porno Sasha Grey), ces projets ont ceci en commun qu'ils impliquent un questionnement sur les rapports entre la jouissance et la musique ainsi qu'une radicalité éthique et esthétique chez l'artiste. King Dude n'est peut-être pas le plus radical de la liste mais il s'y insère quand même très bien. De plus, on termine notre parcours beaucoup plus loin que ce que le nom incongru nous a induit à imaginer; un autre musicien qui tente de mélanger musique et humour.
" It's you that I crave alone, from a longing that wont ever die"
Pour revenir au disque "Love", il faut tout d'abord souligner sa superbe pochette découpée, ornée de symboles obscurs sur le devant, qui nous font hésiter à première vue à deviner quel genre de musique s'y retrouve. De plus, l'introduction de l'album fait encore plus douter et c'est seulement après deux-trois chansons qu'on réalise le caractère conventionnel des chansons et le talent incroyable de composition de Cowgill. Celui-ci est très proche du folk et du country et certains liens peuvent être faits avec la musique et le personnage de Johnny Cash; artiste ténébreux, tout de noir vêtu, qui chante l'amour et la déception et qui traîne avec lui un répertoire de "ballades meurtrières". Mais King Dude va s'éloigner du folk traditionnel sur cet album, par une sur-utilisation d'effets sonores qui ajoute une touche définitivement enivrante et addictive à ce disque. Sans cet élément, King Dude nous offrirait tout de même un folk convenable, sombre et accrocheur, à l'image de ces premiers albums. Il adopte aussi une position un peu plus marginale que Cash (à notre époque) en épousant une esthétique particulière, inspirée du satanisme.
"Deep in the bowels of hatred and of lust lives my love"
Mais voilà que sur "Love" il a poussé plus loin l'enveloppe gothique de l'écho et de la résonance dans la voix, tel qu'exploité par des groupes comme Cold Cave et Zola Jesus, qui rejouent une scène grotesque du goth-wave des années 80. L'usage du reverb à profusion dans les chansons de Cowgill les dotent d'une aura oppressante, qui étouffe les paroles et les émotions. Ces dernières sont cependant gardées vivantes grâce aux mélodies de chant et de guitare. Il gagne en gardant une ligne musicale folk/country, ce qui l'évite de sombrer dans le pastiche ennuyant. Le thème principal du disque, tel qu'annoncé par le titre, porte sur l'amour, mais un amour aliénant, noir, qui pousse à la folie et au suicide lorsque consommé à trop forte dose. Ce type d'amour se confond facilement avec la mort et, par son caractère aliénant, s'approprie les critères du mal, de l'interdit. Les textes sont une illustration de cette sensibilité presque morbide, que certains traînent dans leurs relations amoureuses, qui les fait passer pour des dépendants affectifs mais qui, en fait, sont des gens qui ont beaucoup trop d'imagination et qui ne peuvent se lasser de vivre dans le fantasme de l'autre. Ce faisant, on retrouve inévitablement une opposition des thèmes religieux, du Christ et de Satan, symbole historique de la rectitude et de la tentation. Par contre, Cowgill ne semble pas mener une lutte, où il les opposent, les thèmes religieux ont plus une fonction esthétique. Il n'écrit pas sur la lutte, sur l'opposition à la pulsion et sur des tentatives de combattre ses démons,son choix semble déjà arrêté. Les résultats de toute cette tourmente sont des chansons prenantes, soutenues par la voix caverneuse de Cowgill et un disque varié, tant au niveau des tempos que des ambiances, tout en conservant une direction artistique claire. Ma chanson préférée du disque est sans contredit la magistrale "Lucifer's the light of the world", qui sera probablement une de mes chansons de l'année. De plus, comment ne pas aimer un artiste qui se définit sur sa page Bandcamp comme un "American folk singer that's way more popular in Europe right now."
Mentionnons que King Dude vient de faire paraître un 7" annonçant la sortie d'un nouvel album prochainement, toujours sur le label Dais Records. Par contre, je crois qu'il sera difficile d'élever le niveau imposé avec l'album "Love". À suivre.
dimanche 29 juillet 2012
Daniel Higgs: "Beyond and Between" (La Castanya, 2011)
Certains artistes me permettent de réfléchir sur la musique, d'entretenir un dialogue avec eux, même s'ils ne répondent pas directement à mes questions. L'avantage d'être une personnalité publique, est qu'on peut (on doit?) en répondre à tout moment; on échappe aux limites de l'inter-subjectivité, on se positionne publiquement, on accorde des entrevues, on crée et tous peuvent alors projeter dans l'autre leurs fantasmes. Dans cette relation imaginaire, on a parfois l'impression de mieux connaître la personne qu'un autre, sorte de délire érotomane à petite échelle. Je ne prétends pas connaître Daniel Higgs mieux qu'un autre, mais j'ai cette vive impression de pouvoir entretenir un dialogue avec sa musique. Higgs est un nom que j'ai mentionné à plusieurs reprises sur ce blog, sans toutefois l'approfondir. J'ai fait des parallèles avec d'autres artistes, tracés des diagonales entre lui et les membres de son groupe Lungfish, mais je n'ai jamais présenté l'artiste ou un de ses albums. J'ai toutefois écrit une critique du disque "Say God" paru en 2010 sur Thrill Jockey, qu'on peut retrouver ici. Je l'ai aussi fait venir pour deux spectacles à Montréal. Je suis un fan; c'est un artiste que j'aime et que j'estime énormément. Alors, quand l'homme sort un nouveau disque, je ne peux réfréner mon envie de tuer; d'acheter le disque et faire taire mon désir.
Au fil de ses nombreux albums, Daniel Higgs nous a habitué à l'écouter en solo. Ses disques nous ont introduit à un art pratiqué comme seul lui peut le faire. Que ce soit par des disques instrumentaux de banjos passés à la distorsion (Atomic Yggdrasil Tarot, Hymnprovisations For Banjo, Plays The Mirror Of The Apocalypse And Other Songs) ou de guimbarde (Magic Alphabet), d'autres faisant une plus grande place à sa voix et sa récitation (Say God) ou tout simplement son chant et un amalgame de tout le reste (Ancestral Songs, Metempsychotic Melodies, Ultraterrestrial Harvest Hymns,Devotional Songs Of Daniel Higgs...). De plus, il a développé en parallèle un monde visuel qui lui est propre, se retrouvant sous formes de livres, de pochettes de disques et de tatouages. Daniel Higgs est un artiste à part, un épiphénomène étrange de la culture underground occidentale.
Suite aux années Lungfish (1987-2005), il a travaillé seul de son côté, s'entourant d'une bien mince liste de collaborateurs. Quelques projets ont retenu notre attention, dont le duo Pupils avec l'ex-Lungfish Asa Osborne, sa collaboration avec le groupe rock expérimental Skull Defekts et surtout le projet Clairaudience Fellowship avec l'énigmatique musicien noise Twig Harper de Nautical Almanac. Ce dernier projet est à mon avis le plus réussi, mais il occulte l'instrument de prédilection de Higgs, soit le long neck banjo inventé par Pete Seeger, pour donner raison à l'hégémonie de l'électronique,
Car c'est probablement au banjo que la musique de Higgs prend tout son sens. Son jeu est libre mais surtout fortement influencé par la musique orientale. D'ailleurs, il s'accompagne souvent à l'harmonium et au sruti box et cette influence se déploie dans toute sa richesse à l'intérieur son jeu de banjo et ses inflexions de voix. Non seulement la musique Indienne influence-t-elle son esthétique musicale, mais sa philosophie est aussi marquée par l'hindouisme. En fait, Higgs procède à un syncrétisme religieux propre à notre époque. Il parvient à intégrer au sein d'un même discours des éléments empruntés au soufisme, au christianisme, à l'hindouisme et à la kabbale judaïque. Ce syncrétisme est le propre de l'ère post-moderne ; s'approprier des éléments épars et les réunir à l'intérieur d'un même système permettant le développement individuel de l'homme.
Une recherche de ce type, rassemble des éléments différents autour d'un centre magnétique et c'est ce centre qui nous intéresse. Car derrière tous ces emprunts, il reste habituellement quelque chose d'incorruptible, propre à la personne; le noyau de ce qui constitue le Sujet. J'ai déjà avancé que Daniel Higgs est un des derniers véritable mystique moderne car il intègre un aspect concret à sa démarche et à son contact on est rapidement déstabilisé par son attitude. Un mystique certes, mais tout de même très près de son narcissisme. Car lorsqu'on tranche à travers le superflu, l'homme qui reste est bien ordinaire et nous apparaît comme habité d'une profonde tristesse et solitude. En d'autres termes, l'homme est continuellement habité par la perte et le manque et ses poèmes ne sont que des tentatives de se réapproprier l'angoisse. On pourra toujours parer ces deux attribut de leurs plus beaux atours, et essayer de les faire taire, ils resteront toujours au coeur de la pensée et de l'être de l'homme.
"There's a bridal chamber in your heart/A sacrificial altar in your mind"
De plus, Higgs a choisit de se départir de ses biens, de vivre sur la route avec ses poèmes, son banjo et son talent artistique. Il a choisit de prendre le chemin romantique du hobo de la grande dépression, du nomadisme, en se promenant de villes en villes, dormant sur les lits de fortune qu'on veut bien lui offrir avec son instrument à l'épaule. Ses pérégrinations l'entraînent un peu partout, en Amérique du nord mais aussi en Europe, dans des endroits où on lui offre le gîte et la possibilité d'enregistrer. La dernière fois que Higgs est venu à Montréal, il a passé deux jours à l'Hotel2Tango à enregistrer des chansons, ne s'arrêtant que par manque de ruban.
Pour revenir à ce plus récent disque vinyle de Daniel Higgs, l'album "Beyond and Between" est passé inaperçu car il est sorti sur le label espagnol La Castanya et n'a été que très brièvment disponible en Amérique du nord via Thrill Jockey et Dischord (il semble leur rester des copies). Les pièces composant l'oeuvre ont été aussi enregistré en Espagne, durant un blitz de trois jours. On est surpris de la durée de ce plus récent lp, surtout composé de courtes pièces mais segmentées par un monolithe de 15 minutes. Il s'agit d'un disque acoustique laissant l'espace libre au chant et au banjo mais qui surprend par ses accompagnements. Ce qui rend cet album si singulier est qu' Higgs est accompagné par le percussionniste espagnol Marc Clos. Diplomé du conservatoire du Liceu de Barcelone, celui-ci s'entoure d'une variété d'instruments tels, le tamborello, le tar, le bendir, le vibraphone, le marimba et le timpani. Cette richesse percussive soutient parfaitement le banjo, qui se permet d'être un peu plus minimal par moment, pour ne suivre qu'une rythmique simple reprise par les tambours.
En utilisant des instruments aux sonorités arabo-andalouse, Clos ajoute définitivement quelque chose à la musique de Higgs, un en plus, qui génère un retour à une tradition dont il est facile pour le principal intéressé de s'en éloigner. On a parfois l'impression d'entendre un groupe d'inspiration médiévale, reprenant des airs byzantins. Cependant, Marc Clos se montre parfois hésitant, toujours discret, les quelques moments plus engageants sont de très courtes interludes où on peut imaginer une réelle cohésion entre les deux musiciens. C'est parfois une tâche ingrate d'accompagner un musicien, on se retient, on hésite on ne veut pas faire de l'ombre... C'est l'impression qui nous reste à l'écoute de "Beyond and Between". Mais en même temps, on se dit qu'on est heureux de toute cette place laissé au barde et à sa voix. Au niveau des paroles, Higgs reste dans ses thèmes de prédilections, des trois pièces vocales, deux portent sur le retour et l'autre sur la bible. En fait, la pièce sur la bible transforme le livre en un lieu et nous invite à un voyage vers l'intérieur de la reliure, d'entrer dans la bible comme dans une forêt sauvage. On voit donc une trame narrative cohérente qui se dégage des chansons; Higgs chante la gloire du retour, retour vers une maison perdue, intérieure, occultée par des pensées et des distractions futiles. Le chemin du retour demande une marche affirmée et joyeuse. Ce faisant, Daniel Higgs ajoute un autre album fascinant à sa discographie.
mercredi 25 juillet 2012
Steven R. Smith :"Old Skete" (Worstward Recordings, 2011)
Quand j'ai découvert le Jewelled Antler Collective dans les pages du magazine Wire, le nom de Steven R. Smith est vite devenu un incontournable. Que ce soit au sein du groupe drone-folk Thuja, aux odeurs de sphaigne, d'aiguilles de pin et de lichen, à la barre de son projet folk Hala Strana, puisant son inspiration dans des musiques traditionnelles de l'Europe de l'est ou du Caucase, dans ses projets un peu plus lourds que sont Ulaan Kohl et Ulaan Markhor, ce musicien a su développer son talent et donner du poids à sa créativité. Cependant, c'est en solo et sous son vrai nom que j'ai trouvé qu'il se démarquait le plus, les projets qui m'ont le plus intéressés sont ceux qu'il a exécuté sans masques ni pseudonymes.
De plus, je ne peux passé sous silence le duo que forme Smith avec le clarinettiste Gareth Davis. Ceux-ci ont produit deux excellents albums; soit "The Line Across" en 2010 sur le label alt.vinyl et "Westering" paru sur Important en 2009. Ce dernier est d'ailleurs un de mes disques préférés.
Même s'il se définit comme multi-instrumentiste, c'est à la guitare que Smith préfère se faire valoir. Il a fait paraître plusieurs disques de guitare solo, mais deux que j'ai particulièrement adoré sont "Owl",sur Digitalis, un disque plus près du folk americain où Smith se permet de chanter tout en retenue. C'est surtout l'excellent "The Anchorite" paru sous Root Strata qui m'a laissé une profonde impression. Un peu plus expérimental dans l'exécution, cet album entre de plein pied dans le psychédélisme en mariant bourdons sonores et mélodies à perfection. Le titre mérite cependant une explication. Un anachorète est un mystique, un pénitent, qui se retirait dans le désert pour pratiquer la prière. L'anachorète adopte évidemment un mode de vie ascétique. Ce fil conducteur nous emmène au plus récent disque de Steven R. Smith intitulé "Old Skete", ou vieil ascète pour un traduction approximative en français. Le terme "Skete" fait référence plus particulièrement à la tradition ascétique copte orthodoxe.
Un des hauts lieu de cette tradition est la région de Wadi Natrun située en Égypte, un endroit qui vaut vraiment la peine d'être visité. Parmi ces monastères, il y a celui de la Vierge Marie (ou le monastère Syrien). Je me souviens que lorsque j'y suis allé, un moine nous faisait faire la visite et nous nous sommes arrêtés devant une superbe porte de bois sculpté, dans la chapelle. Cette porte daterait du 9e siècle après Jésus Christ et six croix différentes y étaient sculptées. Son explication était intéressante jusqu'à ce qu'il s'arrête sur ce qui, de toute évidence, représentait une swatiska, symbole religieux hindou remontant à près de 5000 ans. Le bon moine s'est alors mis en tête de nous expliquer la signification de cette croix, sans jamais faire référence à l'hindouisme, en disant qu'il s'agissait d'une croix aux branches cassées qui représentait la perte de la Foi, et c'est cette croix qui aurait inspiré Hitler... Décidément, être un moine comporte des risques, surtout lorsqu'on entreprend une réinterprétation de l'histoire selon une théologie christocentrique. Ce faisant on exclus les autres traditions et ont se retrouve à faire l'étalage de l'ignorance plutôt que de la vérité.
Sur "Old Skete", Steven R. Smith agit à l'opposé; il ne tente pas de réinterpréter ou de d'inventer une mythologie. Il construit plutôt des fragments de vérité basés sur contenu simple et vérifiable, affirmant une certaine humilité face à l'immensité de la création musicale. Les morceaux composant l'album n'ont pas de titres, seulement numérotés de 1 à 11 et apparaissent comme des esquisses, des bribes de luminosités se faufilant à travers les fissures de la caverne de Saint Bishoy. Les mélodies sont simples, vaguement familières et dénuées d'effets sonores. Une guitare, une pédale d'overdrive et un ampli avec du reverb, c'est tout. Aucune parole, aucune trame narrative; dans le désert de la solitude peu d'interlocuteurs, seulement des fragments de musiques qui nous hantent et qui demandent à être joués. De plus, cet album est un exemple parfait que l'appréciation de la musique ne réside pas toujours dans la complexité. "Old Skete" reste calqué au rythme de vie monastique de ces moines coptes, qui vont avec lenteur, sans empressement, se permettant de goûter chaque instant dans sa totalité.
jeudi 12 juillet 2012
Gultskra Artikler: "Abtu/Anet" (Miasmah, 2012)
Je ne sais plus ce qui me passionne, j'achète tellement de disques que je ne sais plus quoi en faire sauf les accumuler. J'accumule des petits trous et attend le bon moment pour en jouir. Cette surconsommation a cependant modifiée ma façon d'acheter et a orienté mes recherches différemment. Plus que jamais, je me suis orienté vers l'étrange, le particulier, l'énigmatique et ce filtre est bien imprévisible. Je redécouvre des groupes abandonnés et craint le familier, comme si ce dernier serait une dépense injustifiée. Investir dans le familier serait synonyme d'échec, de paresse. Mais pourtant, je suis tenté d'y retourner constamment.
Depuis quelques mois, je me dis que je vais écrire sur des disques limités, difficile à trouver, qui ne bénéficient pas d'une grande distribution et qui, c'est le principal critère, me laisse une vive impression. Ça fait déjà un bout de temps que je souhaite écrire sur le dernier album du russe Alexei Devyanin, qui produit sous le nom de Gulstkra Artikler, mais je ne savais pas par où commencer, ni comment l'aborder. J'ai découvert cet artiste sur un autre blog, un split très intéressant avec le groupe Lanterns. C'est cependant les pièces du premier qui m'ont le plus intéressé. Ce fut donc une agréable surprise de voir un disque de ce groupe paraître sur le label norvégien Miasmah. Ce label fait partie des rares qui poursuivent une vision en lien avec une esthétique particulière, qui privilégient l'obscurité et l'angoisse qui est souvent associée à la noirceure. Ils mélangent le folk, l'électronique et un peu de jazz (à défaut de meilleur terme) pour offrir un catalogue orageux et difficile d'accès. Deux des figures de proue de ce label sont les électroniciens Kreng et Svarte Greiner, le projet musical de Erik Skodvin, le patron du label.
La musique de Gultskra Artikler est cependant moins oppressante (par moment)que celle de ses collègues et prend beaucoup plus de risques. Ce faisant, elle est aussi beaucoup plus inclassable. Difficile de discerner adéquatement ce que fait Devyanin; on reconnaît qu'il travaille avec des échantillons mais on ignore s'il joue ou non des instruments et s'il utilise sa voix. Le résultat est un collage surréaliste de discours, de sons et d'instruments, le tout déformé jusqu'à la limite du reconnaissable pour esquisser quelque chose qui s'apparente à un mélange de folk, de musique concrète et d'expérimentation brute. La présence de guitare acoustique sur plusieurs morceaux ainsi que le "chant", sont des éléments qui s'avèrent tout a fait saisissants dans leur contexte d'écoute. La chanson "Intensivnost Otrajenia" reflète parfaitement cette étrangeté et crée un des plus beaux moments du disque. Soulignons aussi la pièce complètement étrange qu'est "Glaznoe Dno Morskogo Chudisha" avec son raagini déformé, une ligne mélodique de "trompette" (fait avec la bouche?) juxtaposée, des cordes arrachées et un piano incohérent. Il faut préciser que "Abtu/Anet" consiste en deux disques différents, "Abtu" ayant paru sous forme de cd-r en 2007. On peut difficilement voir une progression dans la musique de Devyanin, les deux moitiés se recoupant dans cet espace vide habité par l'artiste. La seule chose qui m'est paru significative, est que la deuxième moitié (Anet) semble plus influencée par le travail des électroniciens nommés précédemment (Kreng, Svarte Greiner) et semble mettre de l'avant les plages électroniques plus ambiantes et sombres. Cependant, l'avantage de Gultskar Artikler réside dans le fait que les pièces sont relativement courtes et s'étirent rarement jusqu'à quatre minutes. Dans cet espace, il parvient à condenser une multitude d'idées et les projeter rapidement vers un ailleurs cohérent que lui seul connaît. Un disque étrange, très réussi.
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